Découverte

Mobilier Créole suite

L’histoire du mobilier créole est inévitablement liée à celle des hommes, de leur habitat d’abord, de leur mode de vie dans une région précise, et de leur évolution au cours des âges.
Des premiers habitants Amérindiens, nous est parvenue sous la plume des chroniqueurs du temps, la description détaillée de constructions sommaires, dont les noms, aujourd’hui, ne désignent plus que des lieux : «Carbet», «Ajoupa», «Mouina». 
Ces guerriers ingénieux adaptaient à leurs besoins les matériaux naturels trouvés sur place : bois, feuilles, écorces, coton, terre, coquillages, etc…

Le Père Dutertre, en 1654, décrit ainsi leurs «cases» : «elles sont faites de fourches d’arbres plantées en terre, jointes avec d’autres pièces de bois qui tiennent l’une à l’autre. Là dessus, ils mettent des chevrons qui vont jusqu’à terre, et couvrent le tout de feuilles de latanier et de roseaux. Ils en font une grande, commune à tous qu’ils appellent Carbet … autour, ils font des petites pour chaque ménage» : les Mouinas.
Il est évident que dans des conditions d’habitat aussi rudimentaires, le mobilier ne peut être que d’»une extrême simplicité, réduit à l’indispensable, et tributaire lui aussi, des ressources naturelles environnantes».

Le Père Labat, un peu plus tard (1742) en visite chez le chef caraïbe «La Rose» au Robert, nous en donne un aperçu similaire : après avoir décrit le Carbet, il ajoute : «la première chambre servait de cuisine (où s’affairaient les femmes) … la seconde chambre servait apparemment à coucher toutes ces femmes avec les enfants qui ne sont pas encore admis dans le grand Carbet. Il n’ y avait pas d’autres meubles que des hamacs et des paniers : ceux-ci servent aussi de coffre et d ‘armoire. On y range tout : linge, colifichets, armes, ou objets de pêche … L’autre, aussi appelé «lit de coton» est pratique : on peut l’emporter partout avec soi». Il ne tient aucune place, et peut être fixé par deux taquets de bois, ou deux crampons «outre cette commodité, qui est considérable, on y dort plus au frais, on n’a besoin ni d’oreiller, ni de couverture. Il n’embarrasse pas la chambre, parce qu’on peut le plier dès qu’on n’en a plus besoin.»

Assis à même le sol, point n’est besoin de table. Ils mangent dans les «Matoutous» sortes de corbeilles carrées, sans couvercle, « dont les coins sont portés sur quatre petits bâtons peints et ouvragés qui dépassent les bords proprement terminés par une boule, ou coupés à pans. Le fond et le côté sont travaillés si serrés, qu’on peut les remplir d’eau, sans craindre qu’elle ne s’écoule, quoiqu’il ne soit fait que de roseaux et de feuilles de latanier. Ceux qui mangent en mettent deux devant eux : un pour la cassave, l’autre pour le poisson, la viande ou les crabes, avec un coui de pimentade».

L’arrivée des colons ne change pas grand chose à cet état des lieux. Plus préoccupés de leur subsistance et de leur vie, outre le Fort (bâti en dur pour prévenir toute attaque) ils construisent des cases en bois, recouvertes de feuilles, où on ne trouve guère qu’une table grossière, quelques sièges rudimentaires, bancs ou rondins de bois, coffre de rangement. 
Ils dorment dans des hamacs. Le Père Bouton écrit : «les Français ne sont pas plus curieux de la bonté et de la mollesse des lits de France que de la beauté des maisons. Ils couchent dans des lits suspendus qu’on appelle hamacs, qui servent encore de sièges pendant la journée. Les plus soigneux ont un coffre en bois dans lequel ils serrent leurs vêtements».

La première maison édifiée en dur à Saint-Pierre, fut celle de Belain d’Esnambuc. Accrochée au Morne Abel (juste au-dessus du théâtre), accessible par un chemin cavalier, nous ne savons rien de son ameublement, mais nous pouvons, encore aujourd’hui, admirer une baignoire creusée dans un seul bloc de marbre, et les vestiges de son oratoire.
Puis, «Le Général Du parquet, gouverneur et premier propriétaire de l’île, s’était bâti une fort belle maison à 3/4 de lieues du fort, sur une hauteur qu’il avait fait défricher avec beaucoup de dépenses. L’ édifice était d’abord en bois, mais ayant découvert une carrière à peu de distance, il l’avait fait rebâtir en pierres de taille.»

Les religieux édifièrent aussi de solides bâtisses, qui étaient garnies d’un mobilier simple, mais fonctionnel : «l’Eglise paroissiale de Saint-Pierre (celle du Fort) est de maçonnerie – portail en pierres de taille, d’ordre dorique, avec attique de second ordre … celle de Saint-Dominique sert de paroisse au Mouillage. Les autels, chaire évangélique et bancs ‘ sont de bon goût. On est redevable de sa construction aux officiers des vaisseaux du roi». .

Les premiers artisans du bois furent, à n’en pas douter, les charpentiers de marine. fi est vrai que les habitants, alors, étaient plus occupés de leur subsistance, et de la récolte de produits commercialisables, que de confort domestique. Ils se contentaient du strict nécessaire. Le mobilier restait sommaire. Le Père Dutertre note : «la vanité qui règne dans les habits, n’a pas encore atteint le meuble, car quelques coffres, une table, un lit font l’ameublement ; les personnes mariées ont un lit comme en France, mais les autres n’ont que des lits de coton, dans lesquels ils se couchent à la façon des sauvages».

Les artisans métropolitains, malgré les avantages que le Roi leur avait consentis (à savoir qu’après 10 ans passés outre-mer, à exercer leur art, ils seraient autorisés à tenir boutique à Paris, rêve pratiquement inaccessible, mais très prisé, car on y lançait les styles, et qu’on s’ y faisait un nom) ne se laissèrent pas tenter.
Duparquet se plaignit, dans une lettre à la Compagnie, «de manquer de maçons, briquetiers, tailleurs de pierres, charpentiers, menuisiers, cloutiers, couvreurs» etc … réclamant qu’on lui en envoyât sous réserve qu’ils n’exercent que leur métier, défense leur étant faite d’exploiter aucune culture tropicale…

En 1666, les ouvriers étaient encore peu nombreux. Leurs exigences, leur paresse et leur arrogance amenèrent le Conseil Souverain à prendre une ordonnance qui réglementait leurs conditions de travail, fixait leurs gains et leurs horaires.» 
Ils devaient commencer 1/4 d’heure avant le lever du soleil, et le terminer 1/4 d’heure après le coucher du soleil. 
Plusieurs dispositions suivaient, concernant l’insolence dont se plaignaient tous les habitants, la mutinerie, et leur responsabilité en cas de malfaçon.
«Le besoin qu’on avait de leurs services adoucit les rigueurs de la loi, et rendit les employeurs plus accommodants, à tel point que, très vite, ils reprirent leurs exigences. En 1678, Blénac informe le ministre qu’ils se font payer six fois plus qu’il ne faudrait»…

Les colons qui les employaient leur adjoignirent des esclaves doués et habiles aux travaux manuels, qui eurent vite fait d’acquérir les notions nécessaires au travail du bois.
Il se forma ainsi, sur les habitations, des ouvriers capables de copier les pièces d’ameublement, d’abord importées (tendance vite réfrénée par une ordonnance visant à préserver l’artisanat local), puis fabriquées par les artisans métropolitains qui reproduisaient, avec le bois du pays, ce qu’ils avaient fait en France.

Ces ouvriers noirs passaient d’habitations en habitations, «prêtés» par les propriétaires, et touchaient un salaire qu’ils avaient le droit de garder à leur usage. Ils acquéraient ainsi un pécule qui leur permit, par la suite, d’acheter leur liberté.
Dès 1700, le Père Labat écrivait «Quoiqu’un menuisier ne soit pas si nécessaire, il ne laisse pas d’être d’une grande utilité, et quand il sait tourner et qu’il est bon ouvrier, il rend mille services dans une maison. Lorsqu’on n’a pas d’ouvrage à lui donner, il n’en manque jamais chez les autres habitants, dont la plupart aiment mieux se servir d’un nègre, que d’un blanc, quand ils sont également habiles. Le moins qu’un tel ouvrier puisse gagner, est un écu par jour, outre sa nourriture, et lorsqu’il a avec lui un apprenti ou un compagnon, cela va parfois jusqu’à cent sois».

Cette préférence des créoles à employer les gens de couleur plutôt que les ouvriers blancs explique l’importance de ce groupe libre en 1710.
Dès 1692, le Conseil Souverain, les commis, et les habitants, avaient été invités à s’installer dans la nouvelle ville, Fort Royal, alors en construction, qui devait devenir le chef-lieu de la Martinique. Les artisans y avaient afflué métropolitains, noirs libres, sang-mêlés, qui végétaient dans les bourgs, en attente d’un job aléatoire ou saisonnier. 
Ils y avaient ouvert boutique, et s’y étaient fixés.

Le développement de la culture de la canne, et la prospérité qui s’en suivit, permit un essor de l’habitat. Les habitants, quoique plus préoccupés de leur aspect vestimentaire, de leurs attelages, et de leur hospitalité, commencèrent à se laisser séduire par les meubles.
Dans la salle de la maison : une table de marbre d’environ 5 pieds de long sur 2 de large montée sur son châssis à pieds tournés, une autre table ovale en bois du pays de 4 p. de L. sur son châssis en mauvais état et une chaise du pays tressée de paille.

Dans l’office, se trouve un vieux buffet à deux battants, non fermé à clé, un vieux bois de lit de 6P. de L. sur 4, à pieds tournés, une petite armoire de bois du pays fermant à clé, en mauvais état, une mauvais table de 8P de L. sur 4 de L. de bois de sape sur châssis. Item, un hayon en mauvais état, de 6P de L., un coffre de 6P de L. x 41/2, une échelle de 19 P de L. et une autre petite échelle volante de 6P de L. Une jarre de Provence en mauvais état, un chien de feu en bon état (suivent des outils). A la cuisine: un pétrin, une broche en fer, une planche servant de buffet, un manche-pilon…
Les ouvriers noirs, formés à exécuter ce que l’artisan métropolitain reproduisait du style et des formes en usage, ou à la mode, en France, une fois installés dans leur propre atelier ne se contentèrent plus de copier les modèles. Ils y intégrèrent quelque chose de leur cru, ou donnèrent libre cours à leur créativité.

Devenus libres, et parfois «maîtres d’atelier», dirigeant eux-mêmes leurs propres esclaves, quand le nombre des commandes nécessitait une main-d’oeuvre plus importante, il leur était loisible d’interpréter les formes à leur guise, et suivant leur inspiration. «Leur ingéniosité et leur intelligence surent adapter les modes aux impératifs du climat et des bois tropicaux, créant des meubles qui allient une certaine parenté de style, à celle d’un meuble d’une autre région à la même époque, mais qui a acquis de ce fait, une originalité et une personnalité propre» .(1)
La première conséquence de cet état de choses fut que dans les maisons de maîtres comme dans les cases, le mobilier était le même.

Dans «Voyages et aventures du Chevalier de … (1769) (2) nous lisons : « aussitôt que nous eûmes dîné … j’allai me jeter sur un lit de repos qui était derrière la porte d’un cabinet qui, d’un côté donnait dans une galerie qui conduisait aux appartements…»
Plus près de nous, le Père Delawarde (3), décrivant la case du petit cultivateur à la campagne, écrit : «à l’intérieur (dans la salle) il y a une table, et pour le repos ou la causerie, une banquette parfois munie d’un dossier».
Nous reconnaissons là le «coucheton» créole, divan étroit, n’ayant qu’un dessus de planches, sur quatre pieds souvent tournés, forme dépouillée du divan Récamier ou de la méridienne anglaise.

Le coffre, cité par lès chroniqueurs, se retrouve chez le petit cultivateur : «des coffres et coffrets, parfois anciens, contiennent des hardes d’où se dégagent le parfum de vétiver ou de copeaux d’acajou. Ils sont fait de beau bois : mahogany, acajou, arbre à pain ou même «cyprès pays».

Le lit à colonnes
«dans la chambre d’à côté, à demi obscure, une veilleuse tremble devant un crucifix … Bien souvent, un grand lit à colonnes, tournées dans le dur courbaril, hérité des anciens, ou acheté à peu de frais, encombre la pièce exiguë. C’est un beau meuble qu’on ne fait plus. Ses colonnes veineuses aux moulures simplifiées, aux galbes abâtardis, s’élèvent pour soutenir la moustiquaire qui manque ici. Ses pieds hauts permettent de regarder, le soir, si un serpent n’est pas lové dessous…» (4)

Ils furent fabriqués très tôt aux Antilles, dès Louis XV, mais les vrais lits du style Louis XV, avec pieds de biche et coquilles, sont pratiquement introuvables en Martinique. Les lits à colonnes ont une grande diversité d’aspect : les grosses colonnes à boules du lit «corsaire» en courbaril, aussi appelé «zizim-tollé» par les anciens, les fines colonnettes élancées, inspirées des meubles anglais du style Victorien. Pour celles tournées «en balustres» rappelant le style Louis XIV, leurs formes plus ou moins élaborées semblent davantage dues à l’inspiration artistique de l’artisan, qu’à l’influence de la mode.
Le «dais» qui couronnait le tout, supportant les lourds rideaux, a fait place à la moustiquaire. On rencontre parfois un «baldaquin». Les lits qui ont été retrouvés à la Guadeloupe sont bien plus travaillés que ceux qui nous viennent de l’héritage martiniquais. Les torsades en flammes, d’inspiration anglaise, ou dérivées du lit à quenouille Louis XIV y sont plus fréquentes. Le mélange des styles reste néanmoins indéniable ici, comme dans d’autres éléments du mobilier.
Les principes de décoration demeurent assez restreints : boules, macarons, stries horizontales ou longitudinales ; pourtant la verve du sculpteur, et sa dextérité, ont parfois gravé dans le bois un fruit stylisé (ananas).

La console : ses dimensions sont en pieds et en pouces, mesures utilisées avant Louis XVI, permettant d’affirmer que ce très beau meuble date du XVIIIe siècle. C’était très probablement la table de l’écrivain public. Sa hauteur est calculée pour s’en servir debout. Là aussi, l’imagination a tourné les colonnes les plus variées et originales, et l’influence des «meubles de style» en a fait plusieurs variantes.

Le coffre, lui, s’élève, on lui rajoute des pieds. Il ne s’ouvre plus sur le dessus, mais sur le devant : on lui met des tiroirs … Il devient «commode». La plupart s’inspirent du style Directoire ou Restauration. On trouve aussi le «bas d’armoire» dans les chambres. Le même meuble, à l’office s’appelle «buffet». On y range la vaisselle. Très vite, les artisans lui adjoignirent un corps à étagères, avec un fronton sculpté en haut relief, où l’ingéniosité de l’artiste s’inspire des motifs décoratifs de différents styles. Plus grand et fermé, c’est l’armoire. Il est indéniable que c’est le style Louis XV qui a la vogue. On le retrouve dans le galbe des pieds, dans les moulures décorant les portes, souvent travaillées en deux tons de bois. D’inspiration Empire, ou Directoire, les lignes simples, nettes, sont rehaussées par des corniches à ressauts plus ou moins importants, et des pieds tournés avec des cannelures Louis XVI dans les montants…

Les «chaires» du Moyen-Age, devenues fauteuils, avec toutes les variantes que leur apportèrent les divers styles, se fixèrent, sous l’influence du «rocking-chair» anglais, sur de longs appuis arrondis, pour se balancer nonchalamment… .Leur originalité réside dans le galbe des pieds arrière, cintrés ou droits, la décoration des pieds avant et des entretoises. Parfois, un sujet sculpté orne le dessus du dossier. Déposés au sol, sur leurs quatre pieds, d’autres voient doubler et articuler la longueur de leurs bras. Déployés, on peut y poser les jambes, comme dans une chaise longue ; pliés, seuls les avant-bras et les mains y trouvent appui. C’est le fauteuil de planteur…

Les meubles d’époque trouvés aux Antilles, sont, en fait, devenus rares. L’histoire tourmentée, les cyclones, les incendies, la négligence et la «mode» en ont fait disparaître beaucoup. La facilité des communications, et le goût renaissant pour ce genre d’ameublement, inhérent à notre culture, avait encouragé un grand brassage entre les divers meubles antillais, issus des îles avoisinantes. Cette tendance aujourd’hui stoppée, il appartient de nouveau aux artisans de faire revivre, avec toute la perfection de leur art, une tradition indissociable de notre identité culturelle.

1 : Emile Hayot – les gens de couleur libres au Fort Royal – 1679-1823 – p. 3
2 : «Voyages et aventures du Chevalier de XXX « – lère partie – Londres – Paris 1769 p. 25
3 : Delawarde : la vie paysanne à la Martinique – Essai de géographie humaine – Fort-de-France 1937 p. 156
4 : F. Darmezin de Garlande & J. Poupon – L’art mobilier à la Martinique – p. 12-13

par Marie Chomereau-Lamotte

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