Découverte

Vous avez dit bijoux créoles

Depuis ma plus tendre enfance, j’ai entendu parler de cet ancêtre esclave qui avait été tué après avoir enfoui les bijoux de ses maîtres sous terre, à leur demande, au pied d’un fromager ; et celui qui poussait au fond de notre propriété me semblait le gardien toujours vigilant d’un trésor jamais encore retrouvé.

C’était aussi l’histoire de cette famille qui n’avait pu emporter qu’un panier caraïbe plein de bijoux, lors de l’éruption de la montagne Pelée. Au moment de prendre place dans un des bateaux de la Compagnie Girard qui devait emmener vers Fort-de-France une foule de sinistrés, le capitaine donna l’ordre de laisser tous les colis à terre ; seuls les passagers pouvaient prendre place à bord. Une des femmes, désespérée de voir son panier abandonné sur la plage, proposa cinquante francs à un des matelots s’il le lui rapportait. Une demi-heure plus tard, elle récupérait son bien, pour ne plus s’en séparer… Tous les membres de la famille ne purent réunir la moitié de la somme promise, le matelot se contenta de vingt francs, mais s’il avait eu la curiosité d’ouvrir le panier, il aurait découvert avec stupéfaction qu’il avait en mains ce qui lui aurait semblé être le trésor d’Ali Baba.

C’est ainsi que pour moi, dès l’enfance, le bijou en or représentait non un élément de parure, mais bien plutôt une assurance de sécurité, un recours en cas de besoin, une garantie inestimable.
Je n’en portais guère, à part les anneaux créoles que Monsieur Frido m’avait mis quand il avait percé mes oreilles. Un jour, j’en avais perdu un côté dans la mer, lors d’une baignade ; grand-père, me voyant arriver chez lui avec un seul côté, m’interdit de venir le voir tant que je n’aurais pas mes deux boucles d’oreille. Il alla même jusqu’à donner l’argent à ma mère, et voyant qu’elle ne les achetait pas, il fit le déplacement jusqu’à Fort-de-France, pour m’en ramener une paire.
Lors de ma naissance, les employeurs de mon père m’avaient offert une paire d’épingles «bébé» et la petite chaîne, avec la médaille de la Vierge que ma marraine m’avait donnée, avait été bénie par le curé. Maman me la mettait au cou, uniquement les dimanches et jours de fête. Elle-même ne portait que son alliance, en revanche mon père tenait beaucoup à la belle chaîne de montre et aux boutons de manchette qu’il avait hérités d’un aïeul. Je le revois encore, sortant la montre en or de son gousset, la posant délicatement dans le creux de sa main pour prendre connaissance de l’heure et la replaçant avec des gestes d’une infinie élégance.
Je regardais avec des yeux pleins d’admiration les beaux bracelets de ma maîtresse d’école et surtout la magnifique bague que son fiancé lui avait offerte avant de partir en dissidence. Bien plus tard j’appris qu’il n’était jamais revenu, car il s’était marié à sa marraine de guerre !

Le collier-chou de Madame Adée faisait quatre à cinq fois le tour de son cou. On disait qu’elle avait acheté grain après grain depuis son jeune âge et qu’elle les avait fait enfiler sur une chaîne par un bijoutier de Fort-de-France. Dans un médaillon géant, orné d’oiseaux et de fleurettes d’or, étaient enfermés des brins de cheveux. Le père de ses enfants disparu en mer, elle ne porta plus que ses «créoles», tout noirs du fil qu’elle avait patiemment enroulé pour en recouvrir l’or.

L’honneur de Zéphirine, c’étaient ses broches. Elle en mettait partout, devant sa robe, sur sa coiffe de madras, pour retenir son foulard ; elle portait au bras un superbe jonc qu’elle avait trouvé dans un caniveau, un jour de grande pluie à Saint-Pierre. On disait tout bas qu’elle avait été une célèbre «matador», elle en avait la prestance.
La bague de Monsieur Totor me faisait peur, elle était en forme de tête d’animal, avec des yeux noirs qui semblaient vous fixer méchamment. On disait qu’elle était «montée»4 et qu’il était allé faire exécuter le travail à l’étranger. Aussi, aucune dame ne lui résistait, et on ne pouvait compter le nombre d’enfants qu’il avait dans l’île. Son sourire découvrait deux rangées de dents en or. Il portait un anneau à une oreille et c’était, paraît-il pour «enlever les humeurs» et le préserver aussi de la surdité.
Régulièrement arrivait, par le bateau, le marchand de bijoux, un italien, comme il y en avait beaucoup dans le commerce. Il allait de porte en porte, offrant sa précieuse marchandise. Il parcourait la campagne à pied, avec sa petite valise. Chacun faisait ses achats en secret, et ce n’était qu’à l’occasion des fêtes communales ou religieuses qu’on découvrait les nouveautés, et alors cela entretenait les conversations durant plusieurs jours. On vivait portes grandes ouvertes, car il n’y avait aucune crainte des voleurs.

Je pensais que le jour où je pourrais acheter mon premier bijou ne viendrait jamais. Serait-ce une bague, des boucles d’oreille, ou aurais-je assez d’argent pour me payer une jolie broche ? Je m’arrangeais toujours pour être présente quand le bijoutier passait, afin d’admirer dans le présentoir en velours ces merveilles inaccessibles. Enfin, je commençai à travailler, et après le carnet de Caisse d’Epargne, ce fut le bijou, la grosse dépense. Je voulus l’offrir à Maman, mais elle me dit qu’il fallait marquer, en quelque sorte, par cet achat, mon entrée dans le monde des adultes. J’ai donc choisi une broche «pomme cannelle». Je ne pouvais la payer totalement en un versement. Le bijoutier m’en proposa trois, sans intérêt. Il ne faisait signer aucun papier et inscrivait simplement l’achat sur un cahier.

Vint le Carnaval. Notre groupe d’amis décida de porter le costume traditionnel, le dimanche gras. A cette époque, on ne mettait pas de bijoux de pacotille, les gens qui en avaient en or, les prêtaient volontiers, tirant peut-être fierté de les voir portés par des plus jeunes, resplendissantes de fraîcheur et de gaieté.
Désirant faire une surprise à mes parents, je ne dis rien du projet, cachai soigneusement vêtements et bijoux, madras, bas de fil et chaussures. Dans le plus grand secret, une voisine nous para et quand je me vis dans le miroir, je fus éblouie devant tant de beauté. Ce costume allait à ravir à mon teint de sapotille, une légère mouche de vanille me donnait un petit air coquin ; tous les bijoux, reflétant la lumière de cette belle journée, rendaient plus noirs et plus profonds mes yeux de capresse, et l’odeur… l’odeur particulière du madras mêlée à celle de la vanille me grisait comme le ferait un alcool.
Je m’imaginais la surprise de maman, sa joie de voir sa fille si belle… 
Hélas ! Ce fut une véritable catastrophe. Ma mère ne fut ni scandalisée, ni en colère, ni sévère. Elle fut peinée, une peine immense, remontant du fond des âges, sans paroles, sans gestes. Je n’oublierai jamais ses yeux, j’y lisais tout ce que ce madras, cette robe typique représentaient pour elle de douleurs, d’orgueil blessé, d’ambition réfrénée et que même un étalement excessif de bijoux ne pouvait effacer.
Je me précipitai dans ma chambre pour tout enlever, et depuis, je n’ai plus voulu porter le costume créole, ni aucune sorte de travesti.
Bien des années après, ma mère me confia que toute sa vie, sa grand-mère avait travaillé dur pour que ses deux filles portent chapeau et soient fonctionnaires. Elles admettait que sa réaction avait été excessive, mais tellement sincère !
Je lui répondis que ces costumes traditionnnels portaient aussi la marque de la créativité et de l’optimisme, jamais en défaut, de nos ancêtres, qui, ne disposant au début que de deux morceaux de tissu grossier, sont arrivées à concevoir, ces chefs-d’oeuvre (ensemble jupechemise ou douillette avec jupon et châle) qui ont fait et feront longtemps encore l’admiration de tous, en mettant si bien en valeur notre type antillais.

Propos et anecdotes communiqués aux Cahiers
1. Ils se nommaient : Rubis, Topaze et Diamant.
2. En 1940, de nombreux antillais rejoignirent les forces françaises libres en se rendant dans les îles anglaises, clandestinement, à bord des gommiers.
3. Matador : «courtisane» réputée à Saint-Pierre, avant la catastrophe. 4. «(…) IV- Les Protègements : mais on utilise tout autant, sinon davantage, ce que l’on appelle dans le pays des «protègements »… Mais dans la plupart des cas, les protègements sont des bijoux, des médailles accompagnées de chaînes du même métal, c’est-à-dire que, si la chaîne est d’argent, la médaille doit être obligatoirement d’argent, etc.. Pour les hommes, on emploie des bagues à chaton. Le bijou quel qu’il soit, est acheté sur la prescription d’un sorcier émérite, d’un «Mentor», auquel on a confié l’intention pour laquelle on veut avoir un «protègement». Lorsque le bijou a été acquis, il est remis au Mentor, qui le »monte» suivant les règles de son art et le rend ensuite à son client. Le protègement peut être également constitué par un sachet contenant des médailles, des amulettes, des herbes séchées ou des poudres diverses. Le tout est enveloppé dans une feuille de parchemin vierge, sur laquelle a été écrite une prière ou tout autre formule fréquemment rédigée en latin macaronique. Le sachet est suspendu au cou par une corde de «mahot», parce que cette plante passe pour écarter les maladies. » Extrait de Magie aux Antilles d’Eugène Revert.

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